• A Qui Mieuh Mieuh, par Seb

    À QUI MIEUH MIEUH
    Ou l’exterminateur un peu con

    - À vrai dire, nous cherchions avant tout un spécialiste des mythologies.
    - Sûr, pour ça que j'suis là, Maximilien Acre, les mites aux logis c'est mon affaire ! Z'avez pas vu ma camionnette ?
    Le cabinet se situait au rez-de-chaussée du bâtiment principal, au bout de l'aile Ouest. D'ici on voyait toute la cour. Sur la gauche l'entrée était, depuis quelques minutes, obstruée par une camionnette blanche, sale, ocre-gris, posée là nonchalamment. Des lettres rouges, rouge-orange, annonçaient tout en rondeur :

    "Maximilien Acre, les mites aux logis c'est mon affaire ! Z'avez pas vu ma camionnette ?"

    - Même que dans le milieu, vous z'allez rire, on m'appelle Max Acre !
    Maximilien déploya sa gorge et rit. L'adjoint décrocha le téléphone :
    - Sécurité ?
    - Oui, George, bureau 21815, merci.
    En plein exposé sur les habitudes alimentaires des arthropodes en milieu administratif, Max rit quand George se déploya.
    - J'vous laisse ma carte !
    Encore une bonne journée. De retour chez lui, George jeta un œil sur le bristol corné :

    "Maximilien Acre, les mites aux logis c'est mon affaire, j'vous laisse ma carte."

    George l'aimanta ; la mettant sur le bas de la porte de son réfrigérateur, "ouh, bientôt plus de place " constata-t-il. Quelques années plutôt, il se découvrit une passion pour l'art subtil et délicat de la belle carte de visite, la distinguée, la classe, pas moins de 320 grammes ; celle qui en jette, sur papier haut de gamme, brillant, texturé. La classique, élégante et sobre, sur vélin d'Arches ; en veux-tu du vélin en voilà. La recto-verso avec pelliculage et, le fin du fin, vernis sélectif. Aujourd'hui, on lui remettait le plus souvent des cartes en PVC ; 500 microns d'épaisseur, angles arrondis, ultra résistant, plus besoin du porte-carte volumineux pour ne pas les froisser, overlay en option, vernis UV, on se souviendra de votre visite... longtemps... longtemps... Sur le frigo de droite, il essaya un temps de classer les cartes par secteur d'activités, pour s'y retrouver, au cas où. Trop compliqué ; il croisait-empoignait-soulevait-vidait tant de clients, tous d'horizons si différents. Sur un troisième, au fond de la cuisine, le début de sa collection, ses premières rencontres, ses premiers émois. Celui placé dans le salon proposait un rapide tour du monde des professions les plus idiotes. Ça amusait beaucoup ses invités, quand il en avait, quand il s'amusait. Enfin, entre le sabot et le bidet, trônait un cinquième frigo, plus modeste. La surface de la porte, de ses côtés, suffisait tout juste à recevoir son stock d'aimants.

    Ce soir là, George était fatigué ; il hésitait à entonner gaiement un youuuu make me feeeeelll maaaahaahighty real ! endiablé comme personne aujourd’hui, pas même Jimmy Somerville, n’oserait le faire. Brisé ; il avait l’impression d’être passé entre les mains de cinq ou six routiers derrière la plonge d’un restaurant Stetson, gros cons et p’tites poulettes aux confins du Tennessee. Lui, à l'époque, habitait Bordeaux, aux portes de Nashville, de l'autre côté du fleuve ; il ne lui fallait pas longtemps pour rejoindre le Ryman Auditorium où il s'occupait de la sécurité depuis quelques mois.

    De grands noms avaient en leur temps laissés leurs marques dans la grosse grange de néons : le King évidemment, Johnny Cash, James Brown, Alma Gluck, les Creedence Clearwater Revival, Bob Dylan, Alice Cooper, Jon Bon Jovi... ainsi que  d'illustres comédiens comme Bela Lugosi et même Lyle Lovet ! En ce moment, il supportait du Bill Monroe à longueur de soirée. On saluait déjà, encore... l'immense talent du père du Bluegrass, pour toute la fin de la saison 96. Les heures étaient toutes rondes, elles s'avalaient facilement. Son appartement à Bordeaux, un premier étage sur cour déserte, offrait un confort des plus rudimentaires ; ça lui convenait. Seule petite fantaisie, un cadre, la reproduction d'une peinture semble-t-il, XIXème... ou XIXème. Une perspective douteuse étalait à perte de vue un magnifique carrelage en damier noir et dégueulasse. Au sol, un pupitre étrange ; un homme assis juste en face déchiffrait un message quasi illisible. Concentré sur son texte, l'homme semblait ignorer la présence au bord de l'image d'une énorme créature tout aussi étrange : une grosse vache à la robe noire et blanche, probablement une Holstein, une des meilleures laitières. Outre sa petite tête de chat moqueur, un autre détail accentuait chez l'animal, son caractère menaçant. Il tenait dans ses pattes un long gant d'inséminateur, violet-rose, usagé. Sa posture ainsi que sa petite tête de chat moqueur laissaient assez peu de doute quant au sort qui sous peu s'abattrait sur l'homme. Le chat-vache, bondissant, agile, félin malgré tout, étranglera le malheureux avant même qu'il ne saisisse la portée du texte fraîchement décrypté.

    Sur une petite tablette entre la porte d'entrée et ce qui lui servait de porte-manteau, George empilait depuis quelques semaines des publicités détaillant les nouvelles fonctions des dernières générations de réfrigérateurs General Electric. Le point fort de son appartement ? Le loyer. Bordeaux proposait des prix attractifs, aguicheurs hurlaient les promoteurs de Nashville, et George, lui, n'était qu'à quelques minutes du Ryman comme expliqué précédemment. En chemin, il cueillait  son collègue Eddie, un ou deux beignets, une tasse de café chez Jo et son paquet de cigarettes pour la soirée.

    It was on a moonlight night the stars were shining bright
    When they whispered from on high your love has said good-bye
    Blue moon…   hi ha!!

    Pas aujourd'hui. Eddie assurait la sécurité pour un groupe anglais en tournée plus au Nord, Rosemont se souvint-il, pas très loin de Chicago, à côté du O'Hare International Airport. Pas question de faire la route en voiture, pas le temps. Au Sud Est de Nashville, sur Elm Hill l'aéroport mettait la banlieue de Chicago à quelques heures de vol. Eddie aimait se faire quelques extras de temps à autres mais n'aurait, pour rien au monde, raté la 6ème édition du Lollapalouza qui passait le 21 juillet près de chez lui. Le 22 il rejoindrait à nouveau les anglais, encore plus au Nord, à Milwaukee.

    Ce matin là, double ration de beignets, George réceptionna Eddie à l'aéroport ; direction Newport. Une belle balade tout de même : Mont Juliet, Lebanon, Cookeville...
    - Et ce concert ?
    - Oh, sensass, bonne musique, bonne ambiance, on a chargé un peu de viande saoul au huitième rappel mais le reste du concert t'es pénard ; y-avait bien trois quatre types qu'étaient bourrés dès le début , alors que le chanteur lui, réclamait « plus d'alcool, de rêves, de lit, de drogues, de désir, de mensonges, d'esprit, d'amour, de peur, de distraction, de douleur, de chair, d'étoiles, de sourires, de gloire et de sexe » aussi, eux gueulaient invariablement, "des milkshake et des hot dog"... Viens avec moi demain.
    ... Monterey, Farragut, Knoxville. Grosse affiche, comme on dit aussi ici à l’Est du Tennessee : Metallica, Soudgarden, les Melvins, les Ramones, déliquescents de longues dates, aussi vite reformés pour la tournée du festival que fraîchement dissolus, Rancid... si.

    George et Eddie commençaient la journée devant une petite scène couverte de tôles aux reflets psychédéliques. Entre les tôles et la scène, Cows,  un groupe punk, noise, du Minnesota.
    - John travolta et minet sauta une vache, risqua Eddie.
    Le chanteur, Shannon Selberg, petit costume de marin, pimpant béret et bugle bizarrement, aimait volontier, encore à l'époque, même si le mur du son des débuts avait cédé un peu de terrain à la mélodie, distribuer des coups de rangers dans les deux trois têtes qui dépassaient généralement du premier rang. À ce moment précis, entre la rangers et la rangée, passa George. Lollapa, lopapa, le loupa pas le George.
    Eddie s'enquit.
    - Cha vach, cha vach, chest la mâchouar, çha pique un peu...
    Le lendemain, grosse ration également ; était-il raisonnable de tout miser sur le plateau-repas micro-trucs-de-toutes-sortes de Jetblue Airways ? George et Eddie, tout de ouate et de coton, surtout George, "cha va mieux décha", débarquèrent peu après midi à Milwaukee.
    - Et il porte quoi, comme chaussures, le chanteur de ce soir ? S'inquiéta George.
    - Oh ! Il est plus proche de l'ours ou du gros chat beurré que du punk névrotique douze trous ; je me ferai plus de soucis pour son foie que pour ta mâchoire.

    George inspira, hésita un moment, se passa la main sur la joue et retira son casque. Le temps d'introduire George dans le staff, de dégoter un t-shirt moulant et une oreillette qui ne fonctionnait pas vraiment mais conférait un certain aplomb, la salle commençait à se remplir. Un premier troupeau s'agglutina prestement à la barrière, puis plus rien, le Bradley Center afficha complet une demi heure avant le concert. Dès l'extinction des lumières la foule gronda, Eddie, sans pouvoir affirmer qu’il s’agissait bien des mêmes personnes, cru distinguer une requête familière. Quand le roadie revint sur scène une troisième fois, finir sa pyramide de gobelet, le public relâcha son attention. Les trois quatre types, toujours bourrés,  purent enfin se faire entendre:
    "Des milkshaaaaaake et des hot dooooooooog !!"

    Et la machine s'ébranla, rampante, lumineuse ; George esquiva un énorme bouquet comme-c'est-mignon de rose. Aucun problème.  Période gros joujoux oblige, un autre fan, satisfait, "Et attends, écoute ma sonnerie de téléphone !", cru bon d'offrir, alors que le chanteur se risquait à traîner ses grosses baskets sur le devant de la scène, une grosse voiture en fonte, une décapotable bariolée de rouge de bleu et de jaune, réplique exacte de celle photographiée sur "Mint car", dernier single du groupe. Il lança le  jouet sur scène, enfin presque sur scène, dans l'œil de George, juste devant la scène ; manquait pas grand chose.
    Cet accident de la circulation marqua la fin de la période américaine de George. Il prit ses clics, son cadre, remis de ces claques, ses publicités et débarqua à Bordeaux, en France. Il se souvenait de ses premiers pas sur ce sol fuyant et de sa constipation passagère qui dura et dure encore.

    George était donc bien là, toujours hésitant, las et fatigué décidément. Des extras il en faisait encore certains soirs de la semaine, dans un club du quartier Saint-Michel, rue Planterose, l'Oletre. Il s'octroya un instant glucose avec une canette de Cow Cat collante, de taille moyenne ; un soda taïwanais bizarrement, rouge et blanc, prit sa veste sur la tablette entre la porte d'entrée et un gigantesque sous-verre 130 x 89 feuilleté de ses archives publicitaires et sorti avaler le restant de sa journée de travail. Les mardis soirs au club avaient la réputation d'être calmes. Qui se rendrait au club un mardi soir ? À moins qu'ils cherchent un peu... restons vigilants.

    L'Oletre ouvrait ses portes. Devant l'entrée, sur le trottoir, George. Devant l'entrée, sur le trottoir aussi, une camionnette mal garée. C'était tout. La rue, déserte ; pas une voiture, pas un sosie d'Elvis, juste un type pressé, qu'on devinait exténué, mut malgré tout par une excitation troublante pour un mardi soir. Il déposait des tracts dans les boîtes aux lettres qu'il croisait. En sortant de l'immeuble qui bouchait la vue du premier étage du club, il croisa également le regard de George devant la boîte Oletre. Il manquait de souplesse et d'entrainement, mais, s'il avait pu traverser la rue en enchaînant adroitement les belles roulades, le type pressé ne se serait pas privé. En un bruissement de fermeture Eclair qui mit à porté de main-de-George, un éventail ludique d'instruments d'auto-défense aussi ingénieux, sournois qu'efficaces, le type se pressa contre George-la-main-l'éventail.
    - N'ayez pas peur, j'ai de bonnes nouvelles et un bon feeling pour la suite, (ronds de jambe, petits sauts, très souple finalement, manque d'encouragement),  j'ai de bonnes nouvelles, il peut tous nous sauver !
    - Voulez pas une cigarette plutôt, une p'tite pièce ?
    - Tout, une grande pièce remplie de cigarettes, vous pouvez tout lui demander.
    Souple, habile et rapide ; le type pressé glissa un de ses tracts dans l'éventail et roula sur le reste de la rue, jusqu'aux quais. La lecture de l'imprimé occupa George un moment, il le relut deux ou trois fois pour passer le temps ; le reste du mardi soir ne faillit pas à sa réputation.

    De retour chez lui, enfin, la veste, la tablette, on vous r’fait pas la visite, George souffla. Sabot, frigo, assis, soda ; le geste approximatif, la canette collante. Il fouilla ses poches, y trouva de quoi éponger le liquide sur son pantalon. L'encre du tract-éponge, bavant, coulant, finit par disparaître. George remarqua alors un message quasi illisible, se révélant entre les traînées de sucre et les trous acidulés qui criblaient à présent la feuille... trois p'tits points, comme par hasard...

    - Et puis Logue m’a dit que l’expertise était toujours en cours ; pour le moment, les premières conclusions parlent d’une réaction physique relativement rare mais probable, très rare tout de même, causée par un champs magnétique puissant, concentré autour d’un appareil électroménager, ce qui aurait produit l’ensemble des curiosités dont ont été témoins les pompiers dès leur arrivée sur les lieux.
    - George se trouvait encore là ?
    - Mais oui, c’était la veille de son départ… Quel traumatisme.
    - Et cette histoire incroyable de vache sur la rampe d’escalier, très honnêtement…
    - Ecoute, tu en penses ce que tu veux ; lis seulement l’article dans Sud Ouest, regarde la photo du pompier qui l’a réceptionné en bas des escaliers… C’est troublant, très, très troublant… Il y a aussi ce que le bureau a reçu avec la lettre de démission de George, et oui.
    - On a des nouvelles d’ailleurs, comment va-t-il ?
    - Pas fraîches, pas frais. Aujourd’hui George habite Bole.
    - Oh, la classe armoricaine.
    - N’est-ce pas, il aurait perçu une somme rondelette d’une firme anxieuse et américaine, en échange d’un peu de discrétion. Il dessine maintenant, beaucoup. Des chats-vaches, beaucoup, tous les jours.

    Un instant il eut l’air surpris, puis étonné, d’être surpris. Il avait peur de comprendre et préférait sans doute ignorer certains éléments. Souriant, rassurant, il attrapa le dossier en haut de la pile de droite et se retourna vers Monsieur Acre, toujours courtois, mais, à présent, dissimulant à peine son impatience.
    - Oui, excusez nous, drôle histoire. (Il ouvrit la pochette, éparpilla quelques pages, rassembla le tout, ses esprits, son p’tit dossier et la referma). À vrai dire, nous cherchions avant tout un spécialiste des mythologies.   

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  • Commentaires

    1
    joshhimmer
    Jeudi 8 Juillet 2010 à 12:13
    Je suis passée souvent à côté du chat vache sans le voir. Aujourd'hui ma vie est transformée. Je sais pourquoi je vis et survis et le travail, cette notion surannée . M'oblige à réfléchir encore entre deux livres deux lignes. J'invite le chat vache à visiter mes paysages dès que j'ai crééé blog Jo Merci chatvache pour le nougat.
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